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Claire Meynial : « C’est simple, Donald Trump ne peut pas perdre… »

Lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter du Point, Claire Meynial était à Washington le 6 janvier 2021, quand la démocratie américaine a vacillé. Depuis, la journaliste n’a cessé de tenter de comprendre comme les Etats-Unis ont pu se diviser à ce point. La guerre des Amériques (Plon) est le palpitant carnet de bord d’un pays sous haute tension : procès de Donald Trump, guerres culturelles autour de la question du genre, nationalisme chrétien, mouvements indépendantistes au Texas… Pour L’Express, Claire Meynial analyse le trumpisme (« un univers parallèle total ») comme les erreurs des démocrates qui ont pris trop de temps à réagir sur l’immigration ou l’inflation, et paient sans doute le prix des excès du progressisme des années 2020-21. Cette observatrice avertie se montre pessimiste sur le déroulement de l’élection présidentielle : « Je ne vois pas comment ça peut très bien se passer, dans la mesure où Trump ne peut pas se permettre de perdre ».

L’Express : Vous avez couvert le 6 janvier 2021, mais aussi suivi des groupes radicaux comme les Proud Boys. Quels sont les risques que l’élection américaine bascule dans la violence ?

Claire Meynial : Il y a une certitude : Trump veut gagner à tout prix, pour plusieurs raisons. S’il l’emporte, cela prouverait sa théorie selon laquelle il n’a pas perdu en 2020 face à Joe Biden. Il est animé par un très fort esprit de revanche. Mais s’il perd, il a aussi de fortes chances d’aller en prison. Le prononcé de la peine dans l’affaire Stormy Daniels à New York a été reporté au 26 novembre. En ce qui concerne le procès du 6 janvier, un nouvel acte d’accusation a été émis. En Floride, une juge a annulé la procédure, mais le procureur a fait appel. Sur la Géorgie aussi, la procédure a pris du retard. Dans tous les cas, c’est simple, Trump ne peut pas perdre.

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Après, tout dépendra de la mobilisation de ses partisans. Trump n’a plus le commandement en chef de l’armée, il n’a pas la même autorité qu’en 2020 et début 2021. Mais Facebook a laissé fleurir des groupes de recrutements, avec des noms de code pour parler de guerre civile. C’est facile de les voir sur les réseaux sociaux. On a tendance à croire qu’à cause des différents procès, les grandes milices d’extrême droite ont été décapitées. Par rapport à 2021, il n’y a effectivement plus de chef identifié pour les Proud Boys ou les Oath Keepers. Ces groupes sont simplement plus décentralisés, mais cela ne veut pas dire qu’ils ont disparu. Il y a ainsi une forte mobilisation qui se fait par le biais du nationalisme chrétien…

Plus qu’une simple défense de la religion, vous soulignez que ce nationalisme chrétien représente un véritable projet politique…

Le nationalisme chrétien repose sur la doctrine de la « Mission des sept montagnes », selon laquelle Dieu a ordonné aux chrétiens de conquérir la société en dominant sept domaines : la famille, la religion, l’école, les affaires, les médias, le divertissement et le gouvernement. C’est un projet politique plus que religieux. La preuve, c’est que ce nationalisme chrétien au départ évangélique inclut aussi beaucoup de catholiques. Le colistier de Trump, J.D Vance, ou son ancien conseiller à la sécurité nationale Michael Flynn sont par exemple catholiques. Vance était présent au Courage Tour en Pennsylvanie, le grand rassemblement des évangéliques en faveur de Trump. Quand on fait remarquer à ces personnes que Trump n’a pas l’air de correspondre à l’idée qu’on se fait d’un chrétien, ayant notamment trompé sa femme qui avait un nouveau-né de trois mois avec une star du porno, elles vous répondent qu’il n’est certes pas un saint, mais qu’il a été choisi comme véhicule par Dieu. La question importante n’est donc pas ce que pense Trump lui-même, mais ce que pensent les gens autour de lui, qui se servent de son charisme pour imposer leurs idées…

Vous avez justement suivi le procès de Trump dans l’affaire Stormy Daniels. Qu’y avez-vous appris sur le personnage et son entourage ?

Je n’avais aucune intention de couvrir ce procès qui me semblait trivial, et sans implication politique. Mais en écoutant le premier témoin appelé à la barre, David Pecker, ancien propriétaire du tabloïd The National Enquirer, j’ai réalisé qu’on avait là une fascinante peinture du trumpisme, un univers parallèle total. Ce dirigeant de presse a expliqué, de manière très détendue, qu’il avait pratiqué le journalisme de carnet de chèques, qu’il avait inventé des histoires rocambolesques sur les concurrents de Trump, comme Ted Cruz qui aurait été surpris avec cinq maîtresses, ou le chirurgien Ben Carson qui aurait laissé une éponge dans le cerveau d’une patiente. Michael Cohen, l’avocat de Trump qui accomplit toutes ses basses œuvres, est issu du monde de la mafia new-yorkaise. J’ai essayé de l’interviewer, mais il m’a vertement répondu qu’il ne parlait pas à la presse étrangère.

Le trumpisme, c’est vraiment la loi du plus fort, le manque de respect total pour les règles communes

Le trumpisme, c’est vraiment la loi du plus fort, le manque de respect total pour les règles communes. J’ai interrogé Michael Wolff, qui a notamment publié le best-seller Fire and Fury sur la première année de la présidence de Trump. Il m’a expliqué que Trump est une « ordure », et que tout le monde dans son entourage est pareil. On voit d’ailleurs bien cette amoralité absolue dans le film The Apprentice. C’est ressorti de manière forte dans ce procès, ce qui rend d’autant plus ironique le soutien de personnes se disant des grands chrétiens.

Dans le camp d’en face, la « Kamalamania » de cet été ne semble pas avoir duré très longtemps…

Les démocrates s’étaient résignés à perdre avec Joe Biden comme candidat. Kamala Harris est arrivée, étant jeune, dynamique, belle, avec un message d’espoir et de réunion qui rappelait un peu celui de Biden en 2020. Cela a été un soulagement. Au début, personne ne lui en a voulu de ne pas être très précise sur son programme. Les seules voix discordantes venaient alors des mouvements pro-palestiniens.

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Mais plus le temps passait, plus les gens s’attendaient à ce qu’elle s’explique sur son programme. Or elle est par définition difficile à définir. Sa campagne aux primaires de 2019 l’avait positionnée comme une femme noire dans la culture progressiste de l’époque, d’où des propositions comme des opérations de transition de genre pour des immigrés clandestins, au frais du contribuable… Harris a essayé de se repositionner au centre. Mais cela peut être compliqué dans certains Etat clés comme en Pennsylvanie, alors qu’elle avait longtemps défendu un programme très Green New Deal en s’opposant à la fracturation hydraulique. Aujourd’hui, elle se dit certes pour, mais dans des comtés ruraux en Pennsylvanie, c’est ce qui motive le vote. Par ailleurs, elle a des vraies faiblesses. On parle ici de « salade de mots » quand elle se lance des dégagements où on ne comprend pas où elle veut en venir. C’est pour cela que l’enthousiasme de début août est retombé, et on a retrouvé des niveaux dans les sondages qui étaient ceux d’avant le changement de candidat. Cela montre à quel point le pays est profondément divisé.

Le bilan économique de Joe Biden n’est-il pas bon, notamment quand on compare l’économie américaine à l’Europe ?

J’étais récemment à Las Vegas, où les loyers ont augmenté de 58 %, et les salaires de seulement 27 %. Même chose à Phoenix en Arizona où il est difficile de se loger. Cela a d’ailleurs été la grande erreur des démocrates au début de la campagne de Biden. Ils ont parlé de « Bidenomics », alors que Biden était impopulaire et que l’inflation représente un problème. C’était une démarche élitiste que de dire que la situation macroéconomique est bonne. Mais si on appartient à une petite classe moyenne confrontée à l’inflation, on n’a pas envie d’entendre qu’on se trompe, et qu’en fait, tout va bien. Kamala Harris a essayé de rétablir ça en disant que les prix sont encore trop hauts. Mais à Las Vegas, Trump a lancé un slogan sur la non-imposition des pourboires, et Harris a dû le suivre là-dessus. D’où une situation très serrée au Nevada, alors même que le parti démocrate peut compter sur un véritable rouleau compresseur, le syndicat des travailleurs de casinos, qui font du porte-à-porte pour Kamala Harris.

Les démocrates ont nié le problème pendant trois ans.

A quel point l’immigration est-elle un thème majeur dans cette élection ?

Trump lui-même considère que ce qui l’a fait gagner en 2016, c’est l’immigration, alors que son équipe aimerait qu’il insiste plus sur l’inflation. Mais je reviens d’Arizona. Outre l’élection présidentielle, les électeurs doivent répondre à 13 questions référendaires. L’une porte sur le droit à l’avortement, tandis qu’une autre propose de faire de l’immigration illégale un délit au niveau de l’Etat, et non plus au niveau fédéral, ce qui permettrait à la police d’intervenir. Les deux propositions vont passer. Même les démocrates que j’ai interrogés voteront en faveur de cette possibilité d’arrêter les clandestins.

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En tant que vice-présidente, Kamala Harris était en charge de l’immigration à la frontière. C’est un rôle que Barack Obama avait confié à Joe Biden quand il était lui-même vice-président, et Biden a ainsi cru lui donner une mission importante. Harris était même surnommée la « border czar », ou « tsar des frontières ». Mais en réalité, ça s’est transformé en patate chaude. On sait qu’elle est très peu rendue à la frontière. Elle a prétendu que sa mission consistait uniquement à gérer les liens avec le Salvador, le Honduras et le Guatemala, alors même que les pays d’origine de l’immigration ont changé, avec notamment beaucoup de Vénézuéliens. Surtout, les démocrates ont nié le problème pendant trois ans. J’écoutais alors des podcasts progressistes qui expliquaient que parler de crise migratoire est raciste. Fin octobre 2022, j’ai fait un reportage à Yuma dans l’Arizona, j’ai vu passer plusieurs centaines de migrants dans la nuit, alors même qu’il faisait froid. On peut comprendre que les électeurs américains aient été ulcérés par l’omerta sur ce sujet. Tout d’un coup, les démocrates ont réalisé qu’il s’agissait d’un problème politique pour leurs électeurs. Notamment quand les gouverneurs républicains Greg Abbott et Ron DeSantis ont envoyé des immigrés dans des métropoles démocrates depuis le Texas…

Vous soulignez aussi que le parti démocrate a fait une erreur en prenant pour acquis les minorités ethniques, notamment les latinos dont la composition a pourtant changé…

Il y a une nouvelle émigration venue du Venezuela ou de Bolivie pour qui tout signe de gouvernance de gauche réveille un traumatisme. Mais on constate aussi la même chose chez les hommes noirs de Caroline du Nord, ou dans la population arabo-musulmane du Michigan. Les démocrates paient leur excès de progressisme de 2020 et 2021, ce qu’on appelait alors le wokisme, et dont on ne parle plus tellement aujourd’hui, mais qui a provoqué un retour de bâton, notamment à cause des affaires de corruption de Black Lives Matter. Kamala Harris paie cela. J’ai suivi une association faisant du porte-à-porte dans des quartiers noirs en Caroline du Nord. Le premier homme qui nous a ouvert nous a dit : « Ma femme est hyper motivée par Kamala Harris, mais moi je ne sais pas trop, notamment à cause de cette histoire de faire transitionner des personnes en prison… » De la même façon, le maire musulman de Hamtramck (Michigan), qui a adoubé Trump, ne le fait pas juste à cause de Gaza, mais parce qu’il est conservateur.

On a beaucoup parlé de « gender gap », avec un écart entre le vote des hommes et des femmes qui se creuse, notamment dans les classes populaires…

Je l’ai vu auprès des hommes noirs en Caroline du Nord, mais c’est répliqué dans tout le pays. Il y a aussi eu un environnement médiatique qui a contribué à cet écart, à l’image du podcast de Joe Rogan, très genré. Les hommes jeunes peuvent écouter ces programmes qui ne sont pas forcément politiques au départ, mais qui ont une influence gigantesque. Parmi les hommes noirs en Caroline du Nord, j’ai été frappée de voir à quel point beaucoup considèrent Trump comme un rappeur bling-bling. C’est un homme à femmes, avec de l’argent et des manoirs. Il a de surcroît pris une balle. Forgiato Blow m’a parlé de lui comme étant le « rappeur ultime ». Ce qui peut sembler fou quand on se souvient que le père de Trump avait été accusé de pratiques discriminatoires dans les années 1970, les noirs qui candidataient pour ses appartements ayant été systématiquement refusés.

Vous avez aussi couvert le mouvement séparatiste au Texas. Le risque d’une guerre civile est-il sérieux, comme dans le film Civil War ?

Le « Texit » est un mouvement ancien. Ils ont pour eux que le Texas avait été un pays indépendant, mais esclavagiste et complètement en faillite. Aujourd’hui, cet Etat a énormément de ressources avec le pétrole. Ce sont essentiellement des républicains conservateurs qui portent ces revendications. Si Trump est élu, la cause sera donc difficile à défendre. Mais si c’est Harris, avec son passé très progressiste et son bilan sur l’immigration, cela ne pourra que renforcer cette revendication sécesionniste. Il y a certes beaucoup d’étapes avant que le sujet ne soit soumis à un référendum. Mais on a vu avec le Brexit qu’on peut créer un monstre : quand on commence un mouvement de ce type, on ne sait jamais jusqu’à ça peut aller.

A quoi ressembleront selon vous les Etats-Unis au lendemain de l’élection, le 6 novembre ?

Je ne vois pas comment ça peut très bien se passer, dans la mesure où Trump ne peut pas se permettre de perdre. Steve Bannon, qui vient de sortir de prison, a dit que Trump devait déclarer sa victoire dès le 5 novembre. Dans la nuit, on pourrait avoir les résultats en Géorgie, en Caroline du Nord ou dans le Michigan. Mais rien qu’en Pennsylvanie, cela pourrait prendre plusieurs jours du fait des votes par courrier. Ce sera aussi long en Arizona, car on peut voter par correspondance jusqu’au jour de l’élection, ce qui représente beaucoup de monde. De surcroît, le décompte ne peut que se faire qu’à partir de la fermeture des bureaux de vote. Les grandes villes du Wisconsin prendront aussi du temps. Et, étrangeté du système fédéral, au Nevada, on peut compter un bulletin de vote reçu jusqu’au 9 novembre et posté le 5 novembre, cachet de la poste faisant foi…

La guerre des Amériques, par Claire Meynial. Plon, 345 p., 22 €.

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