Pourquoi parle-t-on si peu du plaisir féminin ? Pourquoi les premiers émois, les fantasmes, le désir des femmes demeurent-ils si rarement racontés ? Pour le comprendre, la journaliste Jane Roussel a recueilli la parole de femmes de 17 à 80 ans, à la croisée de l’intime et du politique. Toutes disent la même chose : la société autorise le plaisir, mais continue d’en avoir peur. Entre honte héritée, silence éducatif et imaginaire façonné par le porno, Pornografilles interroge la manière dont se construit dès l’enfance la censure du corps féminin. Un essai sensible et lucide sur la fabrique sociale du désir et la possibilité d’une émancipation.
Le Point : Vous écrivez dans l’introduction qu’on lit encore très peu de choses sur ce qui excite les femmes, leurs fantasmes, leurs manières de se donner du plaisir. Pourquoi ce tabou persiste-t-il encore aujourd’hui ?
Jane Roussel : Je crois que, en réalité, on lit très peu de choses tout court sur ce qui excite les gens, hommes ou femmes, de manière intime et honnête. On a des clichés en tête, mais très peu de témoignages. La société reste encore très mal à l’aise avec l’idée qu’on parle du fantasme, du plaisir, de tout ce qui stimule l’imaginaire. Et ce type de parole ne passe jamais très bien dans l’espace public. Même dans les médias qui se permettent d’aborder le plaisir, ce discours-là demeure souvent transparent, presque suspect. On sait que tout le monde se donne du plaisir, qu’on en cherche tous, mais on ignore souvent quels scénarios, quelles images ou quels récits nourrissent ce plaisir. C’est cela que j’avais envie d’explorer : ce qui se joue à l’intérieur, dans le secret, et qu’on n’assume pas forcément à l’extérieur.
Qu’est-ce qui vous a donné envie de vous attaquer à ce sujet, encore peu exploré du point de vue féminin ?
Mes idées d’articles naissent souvent d’expériences personnelles ou de choses que je traverse. Et sur la question du porno, cela fait des années que j’en parle avec des amies : c’est une porte d’entrée facile vers le plaisir, mais aussi une source de malaise. Cette contradiction m’a toujours intriguée : le porno n’est jamais vraiment aligné à nos valeurs, même dans ses versions dites « féministes ». Un jour, je me suis dit : « On en parle sans arrêt, mais à 25 ans, j’aurais aimé que quelqu’un m’aide à mettre des mots là-dessus. » J’ai donc voulu créer cet espace de parole, où l’on puisse se demander si l’on peut être féministe et regarder du porno. C’est parti de là, avant que mon éditrice me propose d’en faire un livre. Toute seule, je ne me serais pas lancée.
Vous montrez bien dans le livre que les femmes sont incitées à être désirables, mais culpabilisées dès qu’elles assument leur désir. Comment expliquez-vous que cette contradiction soit encore si persistante ?
Je pense qu’il existe toujours un tabou monstrueux autour de la sexualité, et plus encore autour de la sexualité des femmes. Nous héritons de structures très anciennes, qui nous dépassent largement. L’autoérotisme féminin, le simple fait d’utiliser son corps pour se donner du plaisir, a toujours été problématique. Nous commençons à peine à le détricoter. On a autorisé les garçons à explorer leur sexualité librement, mais pas les filles. Alors, comment des femmes pourraient-elles aujourd’hui regarder du porno, y trouver du plaisir et l’assumer ? Comment la société pourrait-elle accepter cela, alors qu’elle continue d’utiliser les femmes comme objets de désir sans jamais leur reconnaître le droit d’en avoir ?
D’ailleurs, une chercheuse que je cite, Auréliane Goulard, travaille sur la littérature du XVIIIᵉ siècle : elle montre qu’à l’époque, les hommes pouvaient librement parler des femmes comme d’objets sexuels, alors que les femmes, elles, n’étaient acceptées que si elles se mettaient en scène comme des objets. Cette logique traverse les siècles : on en est encore là, au XXIᵉ siècle.
Dans votre enquête, presque toutes les femmes évoquent une absence totale d’éducation sexuelle, y compris dans le cercle familial, vous le racontez à travers une discussion avec votre tante. Le vrai problème, ce n’est pas tant le porno que ce vide de transmission ?
Oui, vous avez tout à fait raison. Le porno vient combler un vide. Il est aujourd’hui la seule et la plus accessible des réponses à une absence d’éducation sexuelle. Cela commence à évoluer un peu, mais lentement. Certaines séries, les réseaux sociaux ou même la littérature font bouger les lignes. Je pense à des initiatives comme celles de Charline Vermont, qui aborde ces sujets avec beaucoup de pédagogie, autant pour les enfants que pour les parents.
Mais oui, c’est tout le nœud du problème. Parler de sexualité avec ses enfants reste quelque chose de profondément gênant, et c’est compréhensible. Simplement, les filles sont encore moins accompagnées que les garçons. Très tôt, un enfant ressent des choses. Le plaisir existe même in utero, racontent certains chercheurs. Et quand ces sensations apparaissent, l’enfant a naturellement des questions. Mais dans la plupart des familles, il n’a personne à qui les poser.
Avant même d’en arriver à poser des questions, on devrait surtout donner des outils : des livres, des mots justes pour nommer les parties du corps, des explications simples sur le plaisir, la sécurité, le consentement. Tout cela est largement absent. Et dans 90 % des témoignages que j’ai recueillis, les femmes me disaient n’avoir reçu aucune éducation à la sexualité. Quand elles posaient des questions, on ne leur répondait pas, ou on les faisait taire. Comme si le sujet devait rester confiné au silence familial.
Je trouve ça fascinant, parce que les parents mettent cette responsabilité à distance. Ils se disent qu’un jour, leur enfant sera assez grand pour comprendre, que quelqu’un d’autre s’en chargera. Sauf qu’entre-temps, il ne se passe rien. Et les adolescents, aujourd’hui, ont mille questions. Ils cherchent des réponses, et les trouvent très facilement… dans le porno.
Vous dites qu’ils y ont désormais accès beaucoup plus tôt que votre génération. C’est plus brutal, plus cru, plus direct, non ?
Oui, exactement. C’est pour ça qu’il faut s’y prendre plus tôt qu’avant. Il existe aujourd’hui des livres adaptés dès la petite enfance, parce que l’exploration du corps commence très tôt. On entend souvent dire que les enfants « tombent » sur du porno de plus en plus jeunes. C’est vrai. À mon époque, pour accéder à ces images, il fallait aller dans la petite pièce du Vidéo Futur, feuilleter les jaquettes, ou tomber sur un magazine dans la chambre d’un grand frère.
Aujourd’hui, il suffit de deux clics. Et c’est bien pour cela qu’il faut poser les bases plus tôt. Si on ne donne pas les premières pièces du puzzle, tout le reste se met de travers. On se met en danger. Parce que oui, on a besoin d’une représentation de la sexualité – avant de la vivre.
Et c’est ça qui est frappant : on prépare les enfants à tout. On leur parle du bac dès le CP, on anticipe leur orientation scolaire, mais on ne les prépare pas à la sexualité, alors qu’elle traverse toute la vie et qu’elle peut, en cas de maladresse, de violence ou de honte, laisser des traces profondes.
Le porno, dites-vous, agit comme un miroir déformant du rapport entre les genres. En quoi les codes du X influencent-ils la construction du désir féminin aujourd’hui ?
Je crois qu’ils l’influencent, bien sûr, mais pas uniquement. Le porno se contente aussi de représenter ce qui existe déjà. Il reflète les violences sexuelles et patriarcales présentes dans notre société, dans l’histoire, dans l’actualité. L’idée n’était pas pour moi de faire l’apologie du porno, ni de le démonter complètement. Il s’agissait plutôt de montrer qu’il n’est qu’un élément parmi d’autres de ce qui déforme ou façonne notre imaginaire du désir.
On a tendance à considérer que nos fantasmes devraient toujours être en accord avec nos valeurs. Mais comme le dit très bien l’autrice Claire Richard, on peut très bien avoir des fantasmes « patriarcaux » tout en jugeant le patriarcat par ailleurs. Et c’est parfaitement acceptable. Le porno devient véritablement problématique uniquement quand c’est la seule représentation disponible, quand on n’a pas d’autres images, pas de discussions, pas d’espace pour mettre en perspective ce qu’on voit. Là, oui, il déforme. Mais si l’on dispose d’une multiplicité de représentations, si l’on peut comparer, échanger, décrypter, il perd beaucoup de son pouvoir de nuisance. C’est un peu comme l’information : si vous ne lisez qu’une seule source, vous êtes forcément orienté. Mais si vous en consultez plusieurs, vous pouvez construire votre propre représentation.
Vous évoquez aussi le rôle des réseaux sociaux (TikTok, Instagram) et de créatrices comme Manon Lugas (@lecul_nu), qui répondent aux questions des jeunes. Est-ce qu’on assiste à une nouvelle forme d’éducation sentimentale et sexuelle ?
Je n’ai pas d’autres chiffres que ceux de la sociologue Marie Bergström, donc je ne voudrais pas m’avancer, mais oui, j’ai cette impression. À travers les témoignages que j’ai recueillis, on sent que la nouvelle génération dispose de davantage d’outils, de ressources plus contrastées, et surtout d’un véritable espace de parole.
Cet espace n’est pas parfait. Elle reçoit énormément de messages de jeunes qui lui posent des questions intimes, parfois très personnelles. Elle me disait que c’était vertigineux de se retrouver à endosser ce rôle, alors qu’elle n’est ni éducatrice ni psychologue. Mais elle comprend aussi pourquoi cela arrive : c’est parce qu’il n’existe pas d’autres espaces de discussion.
Quand j’étais adolescente, ces lieux n’existaient pas. Si vos parents n’en parlaient pas avec vous, il n’y avait rien. Aujourd’hui, ces comptes ont au moins le mérite d’ouvrir le débat, de normaliser la parole sur la sexualité, un sujet à la fois central et étouffé. C’est une vraie avancée.
Vous avez interrogé des femmes de 17 à 80 ans : quelles différences majeures avez-vous observées entre les générations ?
Ce qui m’a frappée, c’est qu’il y a moins de différences qu’on pourrait le croire. Beaucoup de points communs demeurent, notamment sur l’absence d’éducation et sur la difficulté à parler de plaisir. Cela donne parfois l’impression que rien n’a véritablement évolué.
Mais s’il fallait pointer une différence, ce serait celle-ci : les adolescentes et jeunes femmes d’aujourd’hui ont conscience du tabou, mais cela ne les empêche pas de s’en saisir. Elles prennent les devants. Il y a une forme d’empowerment sexuel immédiat : elles n’attendent pas d’être mariées, en couple, ou d’avoir 40 ans pour revendiquer leur désir et chercher à le comprendre.
Les femmes plus âgées, en revanche, se sont autorisées beaucoup plus tard à dire : « J’ai ma propre sexualité, je veux prendre du plaisir. » Certaines s’y sont mises grâce à des amies, d’autres par curiosité ou par l’influence d’un conjoint. Ce rapport au plaisir autonome est venu plus tardivement.
Pensez-vous qu’il existe une forme de « honte de jouir » spécifiquement féminine, que le porno rend plus visible ?
C’est une question très intéressante. Je crois que les femmes que j’ai rencontrées n’avaient pas honte de jouir, mais plutôt honte de ne pas jouir. Elles se sentaient parfois coupables quand cela prenait trop de temps, ou quand le plaisir n’était pas « au rendez-vous ». Et cela, oui, c’est peut-être en partie lié au porno. Dans la pornographie dominante, la jouissance féminine est automatique, immédiate, presque mécanique, y compris dans des scènes totalement invraisemblables. Ce n’est pas très réaliste.
Aujourd’hui, j’ai l’impression qu’il existe davantage une injonction à la jouissance qu’une honte de jouir. Il faudrait jouir, et bien jouir, sous peine d’être jugée. Il y aurait des « bonnes » et des « mauvaises » manières de jouir. Si vous jouissez devant du porno, c’est suspect. Si vous jouissez dans un rapport consenti et romantique, c’est valorisé. Cette hiérarchie morale est absurde, mais elle existe. Elle illustre à quel point la sexualité féminine reste observée, évaluée, encadrée.
Existe-t-il, selon vous, une manière spécifiquement féminine de consommer du porno ?
Non, je ne crois pas. Et c’était très important pour moi de le dire. Je ne voulais surtout pas créer une nouvelle injonction, en expliquant aux femmes comment elles devraient regarder du porno. Il y a autant de façons de le regarder qu’il y a de femmes qui en regardent.
Certaines s’interrogent beaucoup sur ce qu’elles consomment, d’autres se sentent plus libres. Certaines cherchent des alternatives, d’autres pas. Et aujourd’hui, il existe effectivement des manières féministes ou éthiques de regarder du porno, mais cela peut aussi poser problème. Certaines femmes m’ont dit avoir eu l’impression qu’on leur intimait de ne regarder qu’un certain type de porno, ce qui est une autre forme de contrainte. D’autres, au contraire, trouvent ces alternatives passionnantes et libératrices.
Mais à titre personnel, je n’ai pas une vision très genrée des comportements. Il n’y a pas de manière « féminine » de faire du vin, ni de faire l’amour. Il y a simplement une multiplicité de pratiques et de sensibilités, chez les femmes comme chez les hommes.
Si vous deviez réinventer l’éducation sexuelle aujourd’hui, à partir de tout ce que votre enquête vous a appris, à quoi ressemblerait-elle ?
L’école doit jouer un rôle central : c’est le seul lieu vraiment neutre pour parler de sexualité. Encore faut-il donner aux enseignants le temps et les moyens de le faire. Il faudrait aussi inviter des intervenants extérieurs (éducateurs, autrices, personnalités engagées) capables d’en parler autrement. Je pense à Nadia El Bouga, passionnante sur ces questions.
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Et puis, il faut proposer une représentation de la sexualité qui ne soit ni moralisatrice ni violente : montrer le corps et le plaisir sans tomber dans la pornographie. Ce serait sans doute explosif, mais nécessaire : on ne peut pas laisser les jeunes découvrir seuls la sexualité à travers des images déformées.
Jane Roussel, Pornografilles, éditions Dalva, 254 pages, 21€
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