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LA CHRONIQUE DE DOUGLAS KENNEDY – Élection américaine : qui va gagner

J’ai plusieurs amis qui, à l’approche de cette élection si angoissante (dont les enjeux sont véritablement considérables), sont devenus obsédés par les sondages. Ils errent sur le Web tous les jours pour essayer de se rassurer, en s’efforçant de rester optimistes quand Trump gagne un point ou deux dans certains États cruciaux (Arizona, Géorgie, Caroline du Nord). À l’inverse, le moindre signe d’une remontée de Kamala Harris est accueilli avec le soulagement nerveux de quelqu’un qui vient de passer un scanner et à qui on annonce que son cancer est en rémission.

Le sous-texte étant  : va-t-on réussir, comme en 2020, à éliminer la tumeur maligne qu’est Trump  ? Ou bien cet homme, qualifié de «  dictateur en puissance  » par son ex-chef d’état-major (ancien militaire, aussi conservateur qu’on peut l’imaginer), réussira-t-il à rééditer sa victoire surprise de 2016  ?

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Je me souviens ­parfaitement de ce jour, il y a huit ans, où personne à part moi, à la soirée électorale où j’avais été invité, ne croyait que Trump pouvait réaliser l’impensable et l’emporter. Le traumatisme de sa victoire fut d’autant plus éprouvant qu’on ne s’y attendait pas, les Américains des milieux progressistes et cultivés s’étant largement trompés sur la température politique du pays.

Cette fois, nous savons tous quel genre de président serait Trump s’il était réélu - surtout avec un vice-président (J.D. Vance) dont la misogynie et le catholicisme intégriste en font une force de régression sociale. Et l’instabilité croissante de Trump - sans compter ses menaces de punir ses ennemis, et même son admiration récemment exprimée pour un certain Adolf Hitler - rend cette élection encore plus terrifiante.

Mais si Trump devait l’emporter, ce serait un despote régulièrement élu, contrairement à Hitler qui perdit la présidentielle allemande en avril 1932 face au président sortant Paul von Hindenburg. Après les législatives du mois de novembre suivant, ce dernier fut contraint de le nommer chancelier, après quoi Hitler s’empressa de consolider son pouvoir et de se transformer en dictateur absolu, en prenant notamment prétexte de l’incendie du Reichstag l’année suivante.

Allons-nous assister ce mardi au retour au pouvoir d’un tyran «  démocratiquement élu  »  ? Se pourrait-il qu’un criminel, reconnu coupable de 34 chefs d’accusation, plus un viol, et accusé à juste titre (sans jamais avoir été destitué) d’avoir encouragé un quasi-­coup d’État lorsque ses supporters ont pris d’assaut le Capitole le 6 janvier 2021 (notre «  moment Reichstag  », comme l’appelle un ami journaliste), parvienne à reconquérir la Maison-Blanche  ?

La réponse à cette question est  : hélas, oui. Ayant suivi assidûment (à la fois par intérêt professionnel et inquiétude personnelle) tout ce qui concernait cette élection, des sondages aux analyses des experts, j’ai la terrible impression que Trump, dans cette dernière semaine de campagne, commence à se détacher.

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Croyez-moi, je préférerais ne pas avoir à l’écrire, et partager l’optimisme prudent d’un James Carville, le brillant stratège démocrate qui fut le cerveau des deux campagnes présidentielles de Bill ­Clinton en 1992 et 1996, considéré comme un des analystes politiques les plus perspicaces et habiles qui soit. Dans un récent article publié par le New York Times, ­Carville ­exposait les trois raisons pour lesquelles Kamala ­Harris devrait selon lui l’emporter  : parce que Trump est une machine à perdre les élections, et que celle-ci n’y fera pas exception  ; parce que l’argent est le nerf de la guerre et que Harris en a récolté des tonnes  ; et parce que c’est ce qu’il pressent.

Ce dernier argument est révélateur. Même si Carville observe que tous les politiques, de gauche (par exemple Alexandria Ocasio-Cortez) comme de droite (l’ex-vice-président Dick Cheney et sa fille Liz, ancienne représentante du Wyoming qui a perdu son siège à la chambre après avoir été la cible de Trump car elle avait voté pour sa destitution), soutiennent Kamala Harris, et que donc le pays n’est pas assez fou pour réélire un Führer en puissance, son analyse repose au bout du compte sur une simple intuition. Carville est quelqu’un d’extrêmement intelligent, et un vrai progressiste. Mais le fait qu’il s’en remette en définitive à son instinct nous rappelle, à quelques jours du scrutin, que le suspense reste entier tant la course est serrée.

Prenez celui que l’on surnomme le «  Nostradamus des élections  », l’historien Allan Lichtman, qui a prédit le résultat exact de neuf des dix dernières présidentielles américaines  : à l’heure où j’écris ces lignes, il maintient son pronostic du mois de septembre, à savoir une victoire de Kamala Harris - ce qui a déclenché un «  torrent de haine  » à son encontre comme il n’en avait jamais été le témoin au cours d’une élection, ainsi qu’il l’a confié il y a dix jours à Chris Cuomo sur la chaîne News Nation.

Mais il y a aussi Nate Silver, aujourd’hui un des statisticiens les plus respectés aux États-Unis (dont le site Internet ­FiveThirtyEight - un nom qui évoque les 538 grands électeurs du collège électoral américain - est devenu incontournable pendant cette campagne vertigineuse). Il a livré ses prédictions au New York Times la semaine dernière  : «  Si vous voulez savoir, mon instinct me dit Donald Trump. Et je pense que c’est le cas chez beaucoup de démocrates inquiets. Mais je ne crois pas qu’il faille se fier à l’instinct de qui que ce soit, y compris au mien. Il faut plutôt se résoudre au fait qu’une prévision à 50-50 veut vraiment dire 50-50. Et accepter la possibilité que ces prévisions se trompent, que ce soit en faveur de M. Trump ou de Mme ­Harris.  »

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Mais, comme il le fait également remarquer dans sa tribune, les sondeurs interrogent souvent des personnes qui ne veulent pas admettre qu’elles vont voter pour Trump. Il se pourrait donc que les intentions de vote le concernant soient sous-estimées.

Plus important, tous les indicateurs montrent actuellement une dynamique du côté de Trump, au point que la majorité des sondages, qui pendant des semaines donnaient à Harris une avance de 3% sur Trump au niveau national, les placent à présent ex aequo - certains sondages donnant même un léger avantage à Trump -, avec une très forte participation des républicains dans les opérations de vote ­anticipé.

Enfin, il y a ces parieurs professionnels qui misent sur tout et n’importe quoi, des matchs de foot aux courses de lévriers en passant par les élections. D’après un article du Daily Beast, tous les spécialistes bien informés sur le marché des paris en ligne misent désormais sur Trump.

Le choc de 2016 venait du fait que très peu de gens avaient mesuré à quel point Trump parlait à l’Amérique profonde, phénomène qui échappait totalement aux élites progressistes des deux côtes. La vérité est pourtant cruelle  : près de la moitié des électeurs américains sont disposés à offrir leur voix à un homme aussi abominable, un criminel dont la personnalité frise la folie. Et dans la mesure où, lors de son premier mandat, il a accordé aux évangéliques tout ce qu’ils demandaient (principalement la révocation du droit fédéral à l’avortement), ce bloc important continuera à voter pour lui, malgré ses accointances avec des actrices porno, sa condamnation pour viol et le fait qu’il manque cruellement d’une des composantes essentielles de la foi chrétienne  : l’empathie.

Pour tous les modérés, et de nombreux conservateurs qui ne peuvent plus supporter ce que Trump représente, l’espoir demeure néanmoins que, avec une marge ­d’erreur dans l’épaisseur du trait, Harris puisse encore y arriver. Cela supposerait qu’elle remporte au moins le ­Wisconsin, le ­Michigan et la Pennsylvanie, ce qui reste possible.

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Un lecteur m’a récemment demandé si j’étais un pessimiste. «  Au contraire, ai-je répondu. Je suis un optimiste, mais lucide, qui refuse d’aborder la politique avec sentimentalisme.  » C’est cette lucidité - y compris pour de mauvaises nouvelles potentielles - qui, en 2016, me faisait répéter à qui voulait l’entendre que le monstre allait gagner.

Cette année, j’espérerai jusqu’au bout une défaite de Trump mardi soir (du moins si les résultats sont connus dès mardi  : n’oublions pas qu’en 2020 il a fallu cinq jours pour finir de dépouiller tous les votes par correspondance et déclarer Biden vainqueur). Mais l’espoir et la réalité sont deux planètes différentes. Sans être particulièrement enclin au mélodrame, je finirai donc quand même sur une note sombre  : mon instinct me dit que le monstre va encore gagner. Et, cette fois, cela pourrait bien sonner la fin de la démocratie constitutionnelle américaine. 

Traduction Julie Sibony

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